Harem. ce que les femmes, recluses, font entre elles
Harem. ce que les femmes recluses font entre elles. Cet article tente dâĂ©clairer le moment oĂč, dans la perception de lâOrient musulman par les observateurs europĂ©ens, sâinstaure un lien dâĂ©vidence entre rĂ©clusion des femmes et homoĂ©rotisme fĂ©minin. Cette vision du harem gĂ©nĂ©rant par nature des pratiques homosexuelles va Ă lâencontre de la littĂ©rature islamique mĂ©diĂ©vale sur la question, dans laquelle le tribadisme ne peut rĂ©sulter que dâune corruption externe Ă la clĂŽture vertueuse de lâespace domestique. Les observateurs europĂ©ens de lâĂąge moderne transposent dans lâespace privĂ© du harem lâhomoĂ©rotisme (masculin) quâils observent dans lâespace public. Les femmes seraient induites Ă diffĂ©rentes formes de transgression sexuelle et de genre et le modĂšle du harem, assimilĂ© Ă un couvent dĂ©voyĂ©, peut figurer en soi une forme dâimposture absolue. Cette analyse dâune sĂ©paration pathologique des hommes et des femmes, induisant des pratiques sexuelles elles-mĂȘmes « pathologiques », a longtemps imprĂ©gnĂ© en retour le monde islamique et ses sciences sociales ; elle ne sâest vue remise en cause que tout rĂ©cemment.
The Harem: what secluded women do together. This article explores the moment when European observers of the muslim Orient established a relationship between womenâs seclusion and feminine homoeroticism. This assumption of the existence of homosexual practices in the harem went against medieval islamic literature, which argued that tribadism only occured when corrupt external influences penetrated the virtuous seclusion of the domestic space. Early modern European observers transposed the (masculine) homoeroticism they saw in public space to the private space of the harem. Women were led to different forms of sexual and gender transgressions within the harem, which itself acquired the characteristics of an imposture, assimilated as it was to a convent gone astray. This understanding of a pathological separation between men and women introducing in return « pathological » sexual practices was itself appropriated within the islamic world and its social sciences and has only recently come into question.
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Texte intégral
- 1 Cf. Bouhdiba 1975 ; Malti-Douglas 1991 et 1995.
- 2 Voir Ă cet Ă©gard lâexcellente introduction de Zeâevi 2006.
- 3 Cf. Bouhdiba 1975 ; Malti-Douglas 1991 et 1995.
1 Depuis le dĂ©but du xx e siĂšcle et lâĂ©mergence dâune pensĂ©e rĂ©formiste islamique reconsidĂ©rant la place des femmes dans la sociĂ©tĂ©, un lieu commun de la littĂ©rature sur la sexualitĂ© en Islam a considĂ©rĂ© lâhomosexualitĂ© masculine comme une consĂ©quence « logique » de la sĂ©paration des sexes dans ces sociĂ©tĂ©s. lâabsence dâaccĂšs aux femmes et le repli sur des sociabilitĂ©s masculines auraient tout naturellement engendrĂ© une « homosensualitĂ© » voire une homosexualitĂ© masculines socialement lĂ©gitimes, quoique dans certaines proportions et en suivant certaines rĂšgles. La thĂšse dâune homosexualitĂ© « pathologique », dĂ©coulant de la sĂ©grĂ©gation des femmes, demeure ainsi explicitement Ă la base de lâanalyse de Abdelwahhab Bouhdiba, mais aussi dans une certaine mesure des Ă©tudes plus rĂ©centes, sur cette question, de Nawal al-Saâdawi ou Fadwa Malti-Douglas1. Celles-ci dĂ©crivaient aussi une crainte nĂ©vrotique envers les femmes, nĂ©e de leur enfermement et de leur indisponibilitĂ©, poussant les hommes Ă se tourner vers dâautres hommes (et Ă exclure dâautant mieux les femmes par une sorte de cercle vicieux)2. Dans ce premier moment de lâanalyse, on mettait donc principalement en lumiĂšre les homosexualitĂ©s masculines ou plutĂŽt lâhomoĂ©rotisme masculin, si visible dans lâespace public en Islam, alors que les pratiques homoĂ©rotiques fĂ©minines, dans lâombre des harems, relevaient en quelque sorte dâune Ă©vidence tacite3. La sĂ©paration des sexes semblait induire, de part et dâautre, des pratiques dâamour du mĂȘme.
- 4 On mentionnera ici au premier chef Rowson et Wright 1997 ; Rowson 1991a ; ainsi que des parutions r (. )
2 Cette vision fonciĂšrement hĂ©tĂ©ronormĂ©e apparaĂźt aujourdâhui pour le moins datĂ©e et elle cĂšde la place Ă des recherches tout Ă fait innovantes sur lâhomoĂ©rotisme masculin. Force est de constater, nĂ©anmoins, que lâhomoĂ©rotisme fĂ©minin ne bĂ©nĂ©ficie pas, dans le monde de la recherche sur lâIslam, du mĂȘme intĂ©rĂȘt, au moins pour lâinstant4. Dans les reprĂ©sentations de lâĂąge moderne sur lâOrient, culminant avec la littĂ©rature europĂ©enne des LumiĂšres, lâhomoĂ©rotisme des harems Ă©tait une idĂ©e presque aussi rĂ©pandue, en effet, que celle de lâaddiction des hommes musulmans au « vice turc ». Plus tardivement, au xix e siĂšcle, la peinture orientaliste, par exemple, mettra mĂȘme un accent sensiblement plus prononcĂ© sur le premier motif que sur le second, liant trĂšs souvent dâailleurs, le harem et le hammam.
3 Il y aurait donc matiĂšre Ă sâinterroger sur lâinstauration dâun tel lien dâĂ©vidence entre la clĂŽture des femmes, leur rĂ©clusion et leurs penchants homoĂ©rotiques, voire leurs pratiques homosexuelles. Ă quel moment ce lien se constitue-t-il. Est-il au fond si « Ă©vident ». ProcĂšde-t-il dâune tradition interprĂ©tative islamique ou dâun « regard » europĂ©en. Les sociĂ©tĂ©s musulmanes ont produit une abondante littĂ©rature sur la question de la sexualitĂ©, tant masculine que fĂ©minine, dans diffĂ©rents domaines â juridiques, mĂ©dicaux, poĂ©tiques⊠â, mais auraient-elles pu lier ainsi la clĂŽture des femmes, universellement considĂ©rĂ©e comme bĂ©nĂ©fique et nĂ©cessaire Ă leur protection, Ă leur statut autant quâĂ leur vertu, Ă des pratiques homosexuelles entre femmes, certes considĂ©rĂ©es comme des actes moins graves que la sodomie, mais toujours envisagĂ©es comme des pratiques dĂ©viantes ?
- 5 Voir aussi Chebel (1988) 1995.
- 6 Il faut souligner le caractĂšre tout relatif de cette abondance.
- 7 Le regain documentaire, sur la question des femmes, date trÚs clairement de la seconde moitié du xi (. )
4 Faut-il supposer que seuls les observateurs occidentaux ont Ă©tĂ© Ă mĂȘme de lier ainsi rĂ©clusion des femmes et tribadisme, jusquâĂ ce que ce lien soit assumĂ© par la science sociale dans le dernier quart du xx e siĂšcle5. La question fait dâautant plus sens que lâon observe une forme de relais documentaire dans le temps. Cette observation demanderait Ă ĂȘtre plus systĂ©matiquement mise en travail, mais on constate, grosso modo. que les sources islamiques documentant lâhomosexualitĂ© fĂ©minine et traitant des femmes de maniĂšre gĂ©nĂ©rale, sont relativement abondantes dans les pĂ©riodes mĂ©diĂ©vales, alors quâelles deviennent beaucoup plus mutiques ou allusives sur la question des femmes et de la sexualitĂ© Ă lâĂ©poque moderne6. Cette Ă©volution sâexplique, au moins en partie, par le fait que les sources mĂ©diĂ©vales sont dans une large proportion des sources juridiques, et que les textes juridiques des pĂ©riodes mĂ©diĂ©vales sont sinon plus abondants, au moins plus « rĂ©fĂ©rentiels », plus visibles. Mais on observe aussi dans la littĂ©rature des chroniques, par exemple, cette mĂȘme ellipse du monde fĂ©minin Ă partir de lâĂąge moderne, et ce dans une proportion croissante7. En revanche, la documentation europĂ©enne sur le monde musulman et lâOrient devient de plus en plus prolixe Ă compter du xvi e siĂšcle, Ă mesure que se multiplient les contacts et les interactions en MĂ©diterranĂ©e, et la question des femmes et du harem occupe une place de plus en plus centrale dans cette observation.
- 8 Cf. Matar 1999. chap 4.
- 9 Cf. Andrews et KalpaklŠ 2005. 172 sq. ; Traub 1992.
5 La thĂ©matique du miroir a Ă©tĂ©, dans ce cadre, amplement sollicitĂ©e, et lâon renonce progressivement, aujourdâhui, Ă ne voir dans la vision de lâOrient par lâOccident quâune simple construction fantasmatique et spĂ©culaire (en reflet inversĂ©), pour mieux mettre au jour lâeffectivitĂ© des mĂ©tissages et la rĂ©ciprocitĂ© des impacts. NĂ©anmoins, la topique des regards croisĂ©s demeure pertinente, et nombre dâĂ©tudes rĂ©centes soulignent Ă quel point lâhomosexualitĂ© des sociĂ©tĂ©s dâIslam figure pour lâEurope un motif par excellence dâaltĂ©ritĂ©8. Dans un des ouvrages les plus stimulants parus au cours de ces derniĂšres annĂ©es, The Age of Beloveds. W. Andrews et M. KalpaklŠ suggĂšrent ainsi que lâobservation de lâhomosexualitĂ© fĂ©minine dans le monde ottoman a pu induire, en retour, sa visibilitĂ© dans un contexte europĂ©en, celui de lâAngleterre de la Renaissance. les premiĂšres Ă©bauches de discours sur le lesbianisme dans la littĂ©rature anglaise, Ă©crivent les deux auteurs, concernent le monde ottoman9. Le monde oriental servirait ainsi, non pas seulement de miroir, mais de relais. Câest pourquoi il apparaĂźt utile de fixer ici lâobservation sur ce moment particulier du premier Ăąge moderne, pour comprendre comment a pu sâinstituer ce lien paradoxal, au regard de lâIslam, entre rĂ©clusion des femmes et amours entre femmes.
- 10 Sur ces lacunes documentaires et sur les difficultĂ©s dâun « coming out » historiographique, voir no (. )
- 11 Voir Coran, IV, 15.
- 12 Sur les sources juridiques, voir Juynboll 1997. 588-589 ; Adang 2003. 5-31. Je nâai pu prendre co (. )
6 On ne saurait passer en revue toutes les sources identifiĂ©es du monde islamique traitant des amours entre femmes et lâon ne mentionnera que pour mĂ©moire quâil sâagit, dans leur quasi-totalitĂ©, de textes rĂ©digĂ©s par des hommes, mĂȘme sâil est vraisemblable quâune littĂ©rature fĂ©minine devrait et pourrait ĂȘtre mise Ă contribution de maniĂšre plus exhaustive10. Mais mĂȘme si les sources, comme en dâautres aires culturelles, sont affectĂ©es par un tel biais masculin, elles sont en dĂ©finitive plus riches et nombreuses quâon ne pourrait le supposer, notamment Ă cause de lâinflation de la pensĂ©e juridique du monde de lâislam, dâune pensĂ©e par cas, oĂč hommes et femmes sont systĂ©matiquement envisagĂ©s de maniĂšre symĂ©trique. Certes, nombre de ces sources sâavĂšrent surtout allusives, en matiĂšre de sihĂąk ou musĂąhaka (pratiques lesbiennes) ; les avis divergent mĂȘme quant Ă une possible rĂ©fĂ©rence quây ferait le texte coranique11. Des mentions fort explicites nâen sont pas moins avĂ©rĂ©es. Si on laisse ici de cĂŽtĂ© les textes juridiques, qui sont les mieux connus et Ă©tudiĂ©s, mais qui sont hors de notre propos, on dispose au moins de quelques repĂšres dans la littĂ©rature de divertissement ou dâĂ©dification (adab ), dans les contes, mais aussi dans la littĂ©rature mĂ©dicale principalement pour lâĂ©poque mĂ©diĂ©vale12 .
- 13 Voir notamment Adang 2003. 10.
- 14 Cf. Tabari 2003. 586, 590.
7 On a souvent soulignĂ© lâindulgence dont auraient bĂ©nĂ©ficiĂ© les pratiques Ă©rotiques entre femmes, tout illicites et rĂ©primĂ©es quâelles Ă©taient, dĂšs lors quâil nây avait pas dâacte pĂ©nĂ©tratif comme dans le cas de la sodomie13. Ce point peut sans doute ĂȘtre discutĂ© et, surtout, un cas de chĂątiment comme celui que rapporte Tabari, Ă la cour abbasside dâal Hadi au ix e siĂšcle, nous invite Ă ne pas systĂ©matiser ce topos de lâindulgence des regards. Il relate, en effet, la fureur de ce calife apprenant que deux de ses concubines, amoureuses lâune de lâautre, avaient Ă©tĂ© trouvĂ©es « en train de commettre un acte immoral ». Les deux filles sont immĂ©diatement dĂ©capitĂ©es et leurs tĂȘtes, couvertes de bijoux, exhalant le parfum, sont prĂ©sentĂ©es sur un plat aux compagnons de veillĂ©e du calife14. Il est vrai que ce rĂ©cit, dĂ©crivant la stupeur de lâassistance, vise sans doute Ă exprimer le manque de mesure du calife, son arbitraire et son excessive sĂ©vĂ©ritĂ©.
- 15 Sur lâinsatisfaction sexuelle des femmes au harem, Walther 1993. 172 sq.
- 16 La traduction française est trÚs insatisfaisante dÚs lors que « tribade » y est traduit par « masse (. )
- 17 Al-TifĂąchi 1981. 265 sq.
- 18 Al-TifĂąchi 1981. 270-271.
- 19 Malti-Douglas 2001.
- 20 Il nâest pas exclu que ce corpus sâenrichisse.
8 Lâimportant est que, dans cette littĂ©rature mĂ©diĂ©vale, il nâest jamais Ă©tabli de lien entre la possible frustration sexuelle des femmes de harem et leur recours Ă des pratiques homosexuelles15. La seule mention de pratiques lesbiennes clairement situĂ©es dans le cadre dâun espace domestique sous le contrĂŽle et la responsabilitĂ© dâun homme nous vient dâal-TifĂąchi, auteur, au dĂ©but du xiii e siĂšcle, dâun ouvrage de divertissement, Les DĂ©lices des cĆurs. traitant sur le mode de lâamusement des diffĂ©rentes perversions et curiositĂ©s sexuelles16. De longues pages de cet ouvrage sont consacrĂ©es aux lesbiennes, et en donnent des descriptions fort prĂ©cises, y compris dans leurs postures amoureuses17. Plusieurs rĂ©cits, de maniĂšre prĂ©visible, relatent la conversion de ces femmes Ă lâamour hĂ©tĂ©rosexuel et leur reconnaissance, Ă terme, de la supĂ©rioritĂ© de lâamour avec les hommes. Une anecdote, nĂ©anmoins, tourne en dĂ©rision le mĂąle plein dâassurance. Un homme dâimportance, en effet, un notable, exprime auprĂšs dâun impudent sa curiositĂ© pour les amours lesbiennes. « Jâaimerais bien, dit-il, savoir comment se pratique lâamour entre femmes ». « Pour le savoir, lui rĂ©pond effrontĂ©ment son interlocuteur, il te suffit de rentrer chez toi sans tâannoncer18. » F. Malti-Douglas interprĂšte cette anecdote comme lâexpression du voyeurisme masculin, mais il semble quâelle mette aussi lâaccent sur une forme de dĂ©fi ou dâagonistique mĂąle. on moque lâhomme qui ignore ce qui se passe chez lui, suggĂ©rant peut-ĂȘtre quâil nâest pas en mesure de satisfaire sexuellement ses femmes, et confortant la lĂ©gitimitĂ© de la clĂŽture19. Câest lĂ la seule mention possible dâun lien entre la clĂŽture du harem et lâhomosexualitĂ© fĂ©minine dans les sources islamiques jusquâĂ prĂ©sent repĂ©rĂ©es et sollicitĂ©es dans ce cadre20 .
9 On notera dâailleurs que ces pratiques sont le plus souvent dĂ©crites comme Ă©tant le propre dâune certaine catĂ©gorie de femmes. Certains arguments, dâordre mĂ©dical, invoquent une conformation physique particuliĂšre des adeptes du sihĂąk ; lâoccasion, le dĂ©sir dâĂ©viter une grossesse peut ĂȘtre invoquĂ©21. Mais Al-TifĂąchi, comme dâautres auteurs, tend de toute façon Ă dĂ©peindre les adeptes du sihĂąk comme appartenant Ă des catĂ©gories de femmes particuliĂšres. On reconnaĂźtrait les lesbiennes, explique-t-il, Ă leur Ă©lĂ©gance, Ă leur raffinement. Consommation de parfums, de vĂȘtements de grand prix,⊠la seule rĂ©fĂ©rence Ă ce mode de vie dispendieux des Ă©lĂ©gantes serait, Ă lâen croire, synonyme de tribadisme. Leurs dĂ©penses extravagantes pour leurs amantes sont Ă©galement Ă©voquĂ©es et lâauteur va jusquâĂ apporter un tĂ©moignage personnel Ă son rĂ©cit :
Jâai connu en Occident (au Maghreb) une de ces femmes. aprĂšs avoir dĂ©pensĂ© pour lâobjet de ses dĂ©sirs tout ce quâelle possĂ©dait en numĂ©raire, et malgrĂ© les reproches de son entourage qui finit par se lasser, elle fit inscrire au nom de la personne aimĂ©e tout le bien-fonds dont elle disposait â soit Ă peu prĂšs lâĂ©quivalent de cinq mille dinars22 .
- 23 Walther 1993. 118. La rĂ©fĂ©rence est al-Samawâal b. Yahia b. âAbbĂąs 1976.
10 Ce portrait de femmes en puissance de biens, libres de les dĂ©penser et dâimposer leur volontĂ©, est Ă©videmment Ă lâantithĂšse de lâimage communĂ©ment rĂ©pandue des femmes de harem, soumises et dĂ©pendantes, qui chercheraient Ă se consoler entre elles de leur sort. Lâauteur dâun traitĂ© mĂ©dical, au xii e siĂšcle, attribuait lui aussi ces pratiques homosexuelles Ă des femmes appartenant Ă lâĂ©lite sociale, Ă©duquĂ©es, Ă©lĂ©gantes, et, mieux encore, Ă des femmes lettrĂ©es, « copistes ou lectrices du Coran ». Il les dĂ©crivait comme des femmes « plus intelligentes que les autres », semblables aux hommes dans leur apparence et maniĂšres dâĂȘtre, et donc inaptes Ă subir la domination sexuelle des hommes23 .
- 24 Voir les Ă©tudes mentionnĂ©es supra note 4 ainsi que Zeâevi 2006.
- 25 Le principe Ă©tant Ă©videmment quâil y a des actes homosexuels, entre hommes, mais pas des identitĂ©s (. )
- 26 Cf. El-Rouayheb 2005 ; Zeâevi 2006.
- 27 Sur un autre mode, les Mille et une Nuits offrent divers exemples de fascination lĂ©gitime dâune fem (. )
- 28 Cf. Rowson et Wright 1997.
- 29 Chenoufi 1965-1966. 268. Je remercie F. Lagrange pour cette référence.
- 30 Ce qui nâest pas le cas des hommes Ă lâexception dans une certaine mesure de lâ» effĂ©minĂ© », mukhan (. )
11 Cette description de catĂ©gories de femmes particuliĂšres nâest pas loin de dĂ©finir, dans une certaine mesure, des « identitĂ©s » homosexuelles. Les recherches rĂ©centes sur le genre et la sexualitĂ© mettent en Ă©vidence avec une pertinence certaine, et en Islam comme en Europe, lâabsence, avant le xix e siĂšcle, dâidentitĂ©s homosexuelles socialement construites, pour dĂ©montrer le caractĂšre socialement admis des sentiments et des attraits homoĂ©rotiques jusquâau xvii e siĂšcle au moins, voire jusquâau xix e siĂšcle. En matiĂšre dâhomoĂ©rotisme masculin, cette dĂ©monstration est faite24. NĂ©anmoins lorsquâil sâagit des femmes, les sources islamiques, quoique laconiques, pourraient bien mettre lâaccent, Ă lâinverse, sur des traits identitaires assez marquĂ©s25. Ă partir du xiii e siĂšcle, notamment, des dĂ©bats mystiques sur lâamour de la beautĂ©, sur la contemplation du beau, en tant que reflet du divin, justifient lâattirance des hommes pour la beautĂ© tant masculine que fĂ©minine, mais lâhomme Ă©tant la crĂ©ature la plus parfaite, la plus achevĂ©e, la beautĂ© masculine est jugĂ©e supĂ©rieure et sa contemplation, en un sens, plus lĂ©gitime et noble26. Ces dĂ©bats fameux ne se rĂ©fĂšrent guĂšre Ă la contemplation par les femmes de la beautĂ© fĂ©minine, justifiant plutĂŽt leur attrait spontanĂ© pour la beautĂ© masculine27. Câest peut-ĂȘtre en raison de ce silence, de cette absence de lâhomoĂ©rotisme fĂ©minin dans les dĂ©bats Ă fondement mystique sur la beautĂ©, que lâon discute peu lâattirance des femmes, en gĂ©nĂ©ral, pour dâautres femmes, alors que les dĂ©bats sur les attirances homoĂ©rotiques des hommes, et sur leurs prĂ©fĂ©rences (femmes ou Ă©phĂšbes), sont lĂ©gion28. On citera sans doute cet auteur dâun traitĂ© de « police » (hisba ), de la fin du xv e siĂšcle, visant Ă rĂ©glementer la nuditĂ© fĂ©minine au hammam, pour prĂ©venir toute tentation entre elles29. Mais, en rĂšgle gĂ©nĂ©rale, les femmes se livrant Ă des actes homosexuels ou enclines Ă sĂ©duire leurs semblables relĂšveraient de catĂ©gories particuliĂšres30 .
12 Ce repli sur une catĂ©gorie spĂ©cifique apparaĂźt bien dans la description par LĂ©on lâAfricain des devineresses lesbiennes de FĂšs. Câest un texte assez exceptionnel, par la prĂ©cision du tĂ©moignage et la maniĂšre dont il est contextualisĂ©. Il sâagit, en effet, de souvenirs de jeunesse de lâauteur, Hassan al-WazzĂąn, qui a grandi Ă FĂšs et qui, capturĂ© par des pirates chrĂ©tiens, conduit Ă Rome, accepte le baptĂȘme, devient Jean LĂ©on lâAfricain, et rĂ©dige vers 1525 une description de sa terre natale et de lâAfrique, telle quâil lâa parcourue. Lâouvrage est donc Ă la fois un tĂ©moignage interne au monde musulman â les souvenirs dâun jeune Fassi sur la ville oĂč il a grandi â et un tĂ©moignage dĂ©calĂ©, sâadressant Ă un public de lecteurs italiens, chrĂ©tiens, ignorants, pour la plupart, des rĂ©alitĂ©s marocaines et sans doute nourris de prĂ©jugĂ©s.
- 31 LĂ©on lâAfricain 1956. I, 222. Voir Davis 2006.
13 Or, câest un regard au fond trĂšs neutre ou Ă©quitable que ce transfuge porte sur sa sociĂ©tĂ© dâorigine, alternant la mention de points, Ă ses yeux, positifs ou nĂ©gatifs. Nulle dĂ©nonciation de la polygynie, par exemple, pour complaire Ă son lecteur, alors quâil sâagit lĂ dâun des points axiaux de la polĂ©mique anti-musulmane. En revanche, il porte un jugement des plus critiques sur certaines pratiques mystiques, extatiques, des soufis, accusĂ©s de profiter de la crĂ©dulitĂ© des fidĂšles (condamnation qui pourrait ĂȘtre le fait dâun musulman) et dâutiliser les banquets mystiques pour sĂ©duire leurs jeunes disciples, affichant publiquement « lâamour quâils portent Ă quelques jeunes gens imberbes »31. Câest dans ce contexte quâil faut comprendre le portrait quâil dresse des tribades de FĂšs :
- 32 LĂ©on lâAfricain 1956. I, 217-218.
La troisiĂšme catĂ©gorie de devins comprend des femmes qui font croire au peuple quâelles sont liĂ©es dâamitiĂ© avec certains dĂ©mons dâespĂšces diffĂ©rentes. Elles appellent en effet les uns dĂ©mons rouges, les autres dĂ©mons blancs, les autres dĂ©mons noirs. Quand on leur demande de deviner quoi que ce soit, elles se parfument de diverses odeurs. Alors, dâaprĂšs ce quâelles disent, le dĂ©mon quâelles appellent entre en elles. Elles changent aussitĂŽt de voix pour faire croire que câest lui qui parle par leur bouche. [âŠ] Quand elle a eu sa rĂ©ponse, elle laisse un cadeau pour le dĂ©mon et sâen va. Mais les gens qui joignent Ă lâhonnĂȘtetĂ© une certaine instruction ainsi que lâexpĂ©rience des choses nomment ces femmes sahacat. ce qui a le sens du mot latin fricatrices. Et en vĂ©ritĂ© elles ont cette maudite habitude dâuser lâune de lâautre, ce que je ne peux exprimer par un terme plus dĂ©cent. Lorsquâil se trouve une belle femme parmi celles qui viennent les consulter, elles sâen Ă©prennent ainsi quâun jeune homme sâĂ©prend dâune jeune fille et, comme si le dĂ©mon parlait en personne, elles lui demandent en paiement des embrassements amoureux. La femme, qui croit devoir complaire Ă lâesprit, y consent le plus souvent32 .
14 Dâune maniĂšre assez semblable Ă celle dâal-TifĂąchi, al WazzĂąn/LĂ©on lâAfricain moque le mari crĂ©dule, avant de rappeler quâil peut aussi remettre toutes ces femmes dans le droit chemin, les rappeler Ă lâordre de la domination masculine. Mais, trĂšs clairement, il apparaĂźt dans ce rĂ©cit que le lieu de la corruption est le monde extĂ©rieur, et non pas le monde clos du harem.
15 Cette description, si rare au xvi e siĂšcle, de pratiques homosexuelles fĂ©minines quasi institutionnalisĂ©es est donc rapportĂ©e Ă un groupe bien particulier de « corruptrices », dont les tours de surcroĂźt peuvent ĂȘtre dĂ©jouĂ©s, et dont la malice relĂšve dâun phĂ©nomĂšne plus gĂ©nĂ©ral. lâimposture des faux mystiques, des soufis profitant de la crĂ©dulitĂ© des fidĂšles. Il est suggĂ©rĂ© que les femmes naĂŻves peuvent prendre plaisir Ă ces amours coupables, mais le mal vient clairement du monde extĂ©rieur, dâune sollicitation externe ; lâunivers prĂ©servĂ© du harem, espace familial, conjugal, nâen est pas la source. Quant Ă la traduction quâopĂšre lâauteur par le terme latin fricatrices. elle dĂ©note bien que cette rĂ©alitĂ©, en soi, nâest pas conçue par lui comme spĂ©cifique. câest lâimposture religieuse, la manipulation, dans toutes ses consĂ©quences, qui apparaĂźt ici spĂ©cifique.
- 33 Voir Ă cet Ă©gard Davis 2006.
- 34 Cf. Zhiri 1991 et 1995.
- 35 Il nây a pas lieu de commenter ici la maniĂšre dont LĂ©on lâAfricain paraĂźt « normaliser » la sociĂ©tĂ© (. )
16 Il est difficile alors dâĂ©tablir un lien direct entre ce tĂ©moignage si prĂ©cis de LĂ©on lâAfricain et la multiplication, quelques dĂ©cennies plus tard, de descriptions de harems suggĂ©rant ou mĂȘme Ă©grenant comme un topos le motif de lâhomosexualitĂ© fĂ©minine. La fortune Ă©ditoriale de la Description de lâAfrique de LĂ©on lâAfricain est connue. Plusieurs Ă©ditions et traductions popularisent lâouvrage dĂšs 155033. Jean Bodin notamment en fait une lecture attentive34. Il est ainsi avĂ©rĂ© que ce livre a jouĂ© un rĂŽle important dans la mise en place dâune vision europĂ©enne de « lâintĂ©rieur » des sociĂ©tĂ©s islamiques. Et pourtant il y a loin des descriptions europĂ©ennes du premier Ăąge moderne Ă cette analyse qui demeure fonciĂšrement islamique35. Ce qui se met en place au sein de cette caractĂ©risation de lâOrient musulman par lâEurope est en effet un lien immĂ©diat entre la clĂŽture du harem et le tribadisme.
- 36 Les femmes grecques, sous domination ottomane ou non, sont trÚs souvent décrites aussi comme reclus (. )
- 37 Busbecq 1746.
17 Les premiĂšres descriptions du harem par des EuropĂ©ens sont assez ambivalentes, car la vertu des femmes musulmanes, leur retenue, leur modestie y sont communĂ©ment soulignĂ©es, par comparaison avec les femmes de lâEurope chrĂ©tienne. Cependant, comme lâexpliquent les observateurs, il sâagit dans tous les cas dâune vertu forcĂ©e. On Ă©tablit alors une forme de gradation dans une institution qui concerne lâensemble des sociĂ©tĂ©s islamiques â y compris parfois dans leurs minoritĂ©s chrĂ©tiennes â et qui, Ă lâĂ©poque moderne, atteint sa quintessence ou son Ă©pure avec le Harem impĂ©rial ottoman, rĂ©fĂ©rence absolue36. Câest ce qui ressort par exemple de la relation de Busbecq, ambassadeur Ă la cour de Soliman au milieu du xvi e siĂšcle. Ăvoquant la modestie, la chastetĂ© et la retenue des femmes turques, il explique que cette vertu relĂšve plus en Turquie des « soins de leur mari quâil nâest dâusage ailleurs ». Le mariage est une prison. « Elles sont toujours renfermĂ©es, et la plupart grillĂ©es, Ă peine voyent-elles le jour. Sâil y a nĂ©cessitĂ© quâelles sortent, elles sont gantĂ©es, le visage couvert dâun voile, elles voient sans ĂȘtre vues37 ». Le bain, nĂ©anmoins, est une occasion de sortie et dans ce lieu, Ă©galement interdit aux hommes, Ă©galement clos, une certaine mixitĂ©, fĂ»t-ce entre femmes, est possible, mixitĂ© sociale sâentend. « Il sây trouve des Esclaves si belles, si bien faites, que dâautre femmes en deviennent amoureuses ».
- 38 Je ne mâintĂ©resse pas tant ici Ă lâeffectivitĂ© de la clĂŽture des harems (ce qui serait en soi le su (. )
18 Les tribades ne sont plus ici dĂ©crites comme une catĂ©gorie particuliĂšre de femmes. Câest leur genre de vie qui inclinerait au contraire toutes les femmes musulmanes, au moins virtuellement, au tribadisme. Lâun des lieux privilĂ©giĂ©s de cette dĂ©monstration, si le terme nâest pas trop fort, ou lâun de ses lieux de fixation est le hammam38. Un autre cĂ©lĂšbre voyageur en Orient, Nicolas de Nicolay, sĂ©journant Ă Constantinople dans ces mĂȘmes annĂ©es du milieu du xvi e siĂšcle, justifie le goĂ»t des femmes turques pour les bains Ă la fois par des raisons de propretĂ© et de puretĂ© religieuse, et par leur besoin dâĂ©chapper Ă lâenfermement du harem. Elles se donneraient alors le plaisir de
se revencher de lâimpĂ©rieuse rudesse de leurs ombrageux maris, qui ainsi les tiennent subjectes et enferrĂ©es, le plus souvent sous couleur dâaller aux bains, elles se transportent ailleurs oĂč leur semble, pour accomplir leurs voluptez, et se donner du bon tems, sans que les maris en puissent avoir aucune apercevance39 .
19 Le bain comme prĂ©texte Ă une sortie exutoire nâest donc pas systĂ©matiquement liĂ© Ă des amours entre femmes, mais cette promiscuitĂ© et cette sĂ©grĂ©gation des femmes au hammam dĂ©boucherait de maniĂšre systĂ©matique, dans la perspective de Nicolay, sur de tels dĂ©bordements :
Loinct que le plus souvent elles y vont dix, ou douze, et quelquefois plus de compagnie, tant Turques que Grecques, et se lavent familiĂšrement lâune lâautre. Dont advient quâentre les femmes de Levant y a trĂšs grande amitiĂ©, ne procĂ©dant que de la frĂ©quentation et privautĂ© des bains. Voire quelquefois deviennent autant ardemment amoureuses les unes des autres, comme si câestoyent hommes. Tellement quâayant apperceu quelque fille ou femme dâexcellente beautĂ©, ne cesseront pas tant quâelles en auront trouvĂ© les moyens de se baigner avec elles pour la manier, et taster partout Ă leur plaisir, tant sont pleines de luxurieuse lascivitĂ© fĂ©minine. Comme jadis estoyent les Tribades, du nombre desquelles estait Sapho Lesbienne, qui transmua lâamour, dont elle poursuyvait cent femmes ou filles, Ă son amie Phaon40 .
20 Le mĂȘme auteur dĂ©crit une forme de parade amoureuse des femmes allant aux bains :
Car leur prĂ©paration et parade est telle, quâallant aux bains soyent Turcques, ou Chrestiennes, pour mieux complaire les unes aux autres, sâornent de tous leurs plus riches habits et plus prĂ©cieuses bagues41 .
- 42 Encore que lâaltĂ©ritĂ© de la GrĂšce antique soit aussi Ă interroger dans ce contexte historique. le (. )
- 43 Nicolay 1576. 111.
21 La rĂ©fĂ©rence au gynĂ©cĂ©e antique comme aux tribades grecques rĂ©duit assurĂ©ment le caractĂšre exotique de cette description pour le lecteur europĂ©en, mais elle est loin dâĂȘtre systĂ©matique et elle disparaĂźt peu Ă peu de ces rĂ©cits de voyages42. Un autre Ă©lĂ©ment notable est Ă nouveau lâaccent portĂ© sur la mixitĂ© des femmes au bain. turques et chrĂ©tiennes mĂȘlĂ©es, femmes de haute condition et esclaves, domestiques⊠Le harem, Ă lâexception des grands harems sultaniens, trĂšs densĂ©ment peuplĂ©s, est dĂ©crit comme un monde de solitude, de rĂ©clusion solitaire, alors que le hammam est un espace mi-clos, surtout caractĂ©risĂ© par une trĂšs grande hĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ© sociale. Certes les plus grandes dames auraient chez elles des bains privĂ©s, les dispensant de ces sorties, mais Ă en croire Nicolay, mĂȘme ces grandes dames cĂšderaient Ă lâattrait des hammams « publics » et « volontiers sây acheminent de grand matin, pour y demeurer jusquâĂ lâheure du disner estant accompagnĂ©es dâune ou deux esclaves »43. Un autre voyageur, dans la premiĂšre moitiĂ© du xvii e siĂšcle, va jusquâĂ comparer le hammam au bal, oĂč les dames
estallent librement, non seulement [âŠ] la beautĂ© de leur visage, mais aussi celle de tout le corps pour le rendre plus aymable. DâoĂč vient quâelles sây rendent amoureuses les unes des autres, avec plus de passion quâelles ne le sont des hommes44 .
22 NĂ©anmoins, le hammam, cadre privilĂ©giĂ©, nâest pas lâunique lieu oĂč ces observateurs situent les amours entre femmes. La rĂ©clusion au harem, de maniĂšre plus gĂ©nĂ©rique, engendre ces pratiques saphiques. Câest le constat que fait un autre diplomate français en Orient, François Savary de BrĂšves, Ă la fin du xvi e siĂšcle, quand il mentionne les amours entre femmes Ă lâoccasion dâun sĂ©jour Ă Alger, commentaire qui vaut pour lâensemble des « quartiers de Levant » :
- 45 Savary de BrĂšves 1628. 373. Voir Ă©galement, sur les « fricatrices dâAlger », Turbet-Delof 1968. 1 (. )
(. ) les femmes, et principalement des Seigneurs de qualitĂ©, lesquelles demeurent enfermĂ©es Ă©s Serrails, et gardĂ©es par des Eunuques, sâadonnent entre elles, Ă des fausses et bastardes amours, dont le vicieux appetit les domine si tyranniquement, quâil Ă©touffe en elles, le dĂ©sir des naturelles et lĂ©gitimes et leur fait avoir les hommes Ă contrecĆur, soit que leur affection, pour manquer de prise lĂ©gitime, nây ayant point lĂ de masles, les invite Ă sâattacher ainsi Ă un objet Ă©tranger, soit que la malignitĂ© de quelque tentation satanique les y pousse45 .
- 46 Grosrichard 1979. Le terme sihùk recouvre aussi le sens de masturbation, éventuellement réciproque.
- 47 Bon 1996. 57-58.
23 Manque dâhommes ou goĂ»t intrinsĂšque du vice. Le premier argument fournit notamment le fameux motif, rĂ©itĂ©rĂ© tout au long de lâĂ©poque moderne, et les descriptions du Harem ottoman reprennent cette mĂȘme anecdote des concombres que lâon ne porteraient jamais entiers au quartier des femmes, de peur quâelles ne les emploient, seules ou entre elles, Ă des fins Ă©rotiques46. Câest ce quâĂ©crit notamment un envoyĂ© vĂ©nitien Ă Constantinople, Ottaviano Bon, dont la relation fut traduite et publiĂ©e en langue anglaise dans le premier quart du xvii e siĂšcle47. Le topos est rĂ©cusĂ© par Tavernier, auteur dâune fameuse description du SĂ©rail, mĂȘme sâil confirme ces amours saphiques :
Il y a de vieilles filles qui instruisent les jeunes et qui jour et nuit veillent sur leurs actions ; et que leur prison forcĂ©e les porte entre-elles aux mĂȘmes dĂ©bordements oĂč sâemporte la brutalitĂ© de ces jeunes hommes quand elles en peuvent trouver lâoccasion. Câest sans doute ce qui a donnĂ© lieu Ă la fable qui se dĂ©bite des concombres quâon leur sert par tranches et jamais entiers, dans la crainte ridicule quâelles ne sâen servent mal Ă propos ; ceux qui lâont forgĂ©e ne savent pas que câest la coutume dans le Levant de couper ce fruit par grosses rouelles, comme je le dirai dans le chapitre oĂč je parle des jardins. Mais ce nâest pas seulement dans le SĂ©rail que rĂšgne cet abominable vice, il rĂšgne aussi dans Constantinople et dans toutes les Provinces de lâEmpire, et lâexemple des hommes qui abandonnant lâusage naturel de la femme brĂ»lent dâun amour dĂ©testable les uns pour les autres, porte malheureusement les femmes Ă les imiter48 .
24 Ainsi, lâhomosexualitĂ© fĂ©minine ne sâexplique pas seulement par la polygynie qui, « rarĂ©fiant » lâaccĂšs aux hommes, frustre les femmes. La raretĂ© des hommages masculins rĂ©sulterait aussi des amours coupables entre hommes, en mĂȘme temps que celles-ci induiraient leur pendant mimĂ©tique dans lâunivers fĂ©minin. « Ce dĂ©bordement de lubricitĂ© des femmes est une suite et un effet de celui des hommes, Ă©crit ce mĂȘme Tavernier, et les Turcs sont dâautant plus exĂ©crables que lâusage de plusieurs femmes leur est permis49 ».
- 50 Dans sa modalitĂ© palatine, princiĂšre, comme dans ses acceptions les plus modestes dâailleurs.
25 Un autre tĂ©moin, Bobowski ou Bobovius, qui vĂ©cut de longues annĂ©es au milieu du xvii e siĂšcle au cĆur du SĂ©rail ottoman en tant que page, interprĂšte et traducteur, tient un discours semblable sur la mimĂ©tique des amours de mĂȘme sexe. Ce Polonais captif des Ottomans, converti Ă lâislam sous le nom dâAli Ufki Bey, fut lâun des informateurs privilĂ©giĂ©s des voyageurs europĂ©ens Ă la cour ottomane et notamment dâAntoine Galland, transmetteur et traducteur des Mille et une Nuits ; aussi, comme dans le cas de LĂ©on lâAfricain, il est avĂ©rĂ© que son rĂ©cit nourrit « de lâintĂ©rieur », Ă partir dâune information interne, les reprĂ©sentations de ce monde clos quâest le harem50 .
Le dĂ©rĂšglement des peuples dâOrient, Ă©crit Bobovius, nâaffecte pas les hommes seuls, mais il passe jusquâaux femmes qui ont souvent de lâamour les unes pour les autres ; les plus vieilles dans le sĂ©rail et les appartements des dames de qualitĂ© font ce quâelles peuvent pour complaire aux belles et jeunes filles, prennent plaisir Ă les farder et Ă les ajuster et leur font souvent des prĂ©sents. Ces mĂ©gĂšres cherchent mĂȘme lâoccasion de se satisfaire et font toutes choses imaginables pour pouvoir coucher avec leurs bonnes amies. Jâignore la satisfaction quâelles en peuvent tirer, et de quelle maniĂšre elles cherchent Ă se satisfaire, mais jâai ouĂŻ dire quâelles prĂ©tendent nĂ©anmoins lây avoir entiĂšre et quâelles peuvent prendre tous les plaisirs quâelles auraient avec les hommes ; ce commerce est pour ce sujet rigoureusement dĂ©fendu dans le grand sĂ©rail, et les eunuques noirs veillent continuellement sur les actions des femmes comme les eunuques blancs prennent garde Ă celles des pages afin que, quand le sultan en veut voir quelquâune, on puisse lui rĂ©pondre et ĂȘtre assurĂ© de sa virginitĂ©, quâelle ne peut effleurer que par cette sorte de dĂ©bauche avec ses compagnes51 .
- 52 Rycaut 1670. 34. Rycaut avait notamment utilisé et compilé la relation de Bobovius.
26 Ce texte attire lâattention sur une consĂ©quence possible du fort diffĂ©rentiel social qui caractĂ©rise Ă la fois lâespace, certes sĂ©grĂ©guĂ©, mais semi-public, des hammams, et le monde beaucoup plus clos des harems. Des femmes de toutes origines, de tous Ăąges et de tous statuts se cĂŽtoient, ce qui favorise les jeux de sĂ©duction et consacre une possible vĂ©nalitĂ© des Ă©changes. Le rĂŽle de tentatrices et de corruptrices des femmes les plus vieilles est en tout cas largement avĂ©rĂ© et se voit dĂ©noncĂ© avec une particuliĂšre acuitĂ© par le voyageur Rycaut, lequel publie en 1670 un ouvrage qui fit rĂ©fĂ©rence sur lâĂ©tat du monde ottoman, intitulĂ© The Present State of the Ottoman Empire 52 .
- 53 Les lacunes documentaires risquent dâĂȘtre sur ce plan insurmontables.
- 54 Cf. Najmabadi 2005.
27 Ce que dĂ©crit au fond Rycaut, comme dâautres auteurs, est une forme de galanterie entre femmes. Elle relĂšve peut-ĂȘtre de cette courtoisie et dĂ©votion Ă lâamour mĂȘme dont Andrews et KalpaklŠ ont rĂ©cemment soulignĂ© quâelle traversait alors toutes les couches de la sociĂ©tĂ© et concernait toutes les modalitĂ©s de lâamour (y compris dans sa dimension vĂ©nale). Ces maniĂšres de faire sa cour, entre femmes, relĂšvent certainement aussi de relations de patronage internes au sĂ©rail, dont on sait lâimportance et la pertinence, dans le monde des hommes, au sein des processus de promotion et dâascension sociale notamment, mais auxquels on ne sâest guĂšre intĂ©ressĂ© dans le cas des femmes53. On peut encore songer Ă ces vĆux de sororitĂ©, quâatteste Afsaneh Najmabadi pour le xix e siĂšcle en Perse, mais dont il ne semble pas exister de trace documentaire, Ă ce jour au moins54 .
- 55 Postel 1560. 7-8.
- 56 Cf. Martin 2001.
- 57 Fernamel 1670. 80.
28 Certes, nombre de ces textes, on le pressent Ă ces seuls exemples, se copient mutuellement, reproduisent les mĂȘmes anecdotes, parfois dans les mĂȘmes formulations. Quelles rĂ©alitĂ©s recouvrent ces descriptions. Une vulgate de lâOrient est en cours de constitution, mais elle conserve longtemps, on lâa mentionnĂ©, une forme dâambivalence. Certains observateurs rĂ©sistent, en effet, Ă ces caractĂ©risations lubriques ou, pour le moins, pathologiques de lâOrient et ne sont pas loin de dĂ©fendre les effets bĂ©nĂ©fiques de la sĂ©grĂ©gation des sexes et de la rĂ©clusion des femmes. Guillaume Postel, dont La RĂ©publique des Turcs paraĂźt dans le dernier quart du xvi e siĂšcle, est par exemple un admirateur de la force et de lâorganisation de lâempire ottoman, mĂȘme sâil pourfend lâimposture de Mahomet ; de la mĂȘme façon, la condition des jeunes femmes allant voilĂ©es et « ne parl[a]nt librement, ou convers[a]nt avec autre homme que leur PĂšre, FrĂšre, ou proche parent⊠principalement si elles sont de quelques maisons dâestat et mĂ©diocre », lui paraĂźt un Ă©lĂ©ment positif de la sociĂ©tĂ© turque, quâil compare Ă cet Ă©gard Ă lâItalie55. Montesquieu lui-mĂȘme suscitera plus tard une forme de polĂ©mique en paraissant dĂ©fendre la clĂŽture du harem, qui canalise les Ă©nergies de ces femmes des pays chauds et assure leur vertu56. De maniĂšre plus anodine, diffĂ©rents tĂ©moins soulignent Ă quel point ces femmes vivent en harmonie ou « sçavent tellement dissimuler [la jalousie ], quâon ne sâen peut apercevoir »57. Ces caractĂ©risations du monde des harems, et en particulier du Grand SĂ©rail, comme univers harmonieux ou sans heurts sont assurĂ©ment minoritaires, mais elles corrigent partiellement la vision dâun univers de frustrations, compensĂ©es par autant de dĂ©bordements internes.
JusquâĂ quel point, dâailleurs, ces Ă©vasions amoureuses, ces amours interdites sont-elles effectivement le propre dâun monde clos, dâun monde de recluses sans accĂšs aux hommes. Ă en croire les mĂȘmes tĂ©moignages, les ruses sont lĂ©gion pour rompre lâenfermement et se donner du plaisir, non pas avec des femmes, mais de maniĂšre bien normĂ©e quoique illicite, avec des hommes.
29 Sans grande surprise, les barriĂšres semblent faites pour ĂȘtre subverties et les observateurs Ă©trangers se complaisent Ă narrer les multiples ruses des femmes pour cocufier leurs Ă©poux. câest maniĂšre de dĂ©montrer lâinanitĂ© des rĂšgles de la rĂ©clusion fĂ©minine et de lâoutrance polygame et lâuniversalitĂ© de la perversitĂ© des femmes. De maniĂšre peut-ĂȘtre moins prĂ©visible, il nous apparaĂźt aussi que le vacillement des genres et les phĂ©nomĂšnes de travestissements sont une constante de lâĂ©vocation des harems.
- 58 Andrews et KalpaklŠ 2005.
- 59 Busbecq 1748. 58-59.
- 60 Tavernier 1675. 254.
- 61 Il nâĂ©tait pas rare que les femmes soient vĂȘtues en hommes, pour voyager par exemple, et les cas de (. )
30 Cas isolĂ©, sans doute, que cette affaire dâĂ©onisme au xvi e siĂšcle, sous le rĂšgne de Soliman, causĂ©e par la passion dâune femme pour une jeune fille58. Busbecq en fait longuement Ă©tat dans ses Lettres 59. Conduite devant le « colonel des Janissaires », la femme travestie fut jugĂ©e puis jetĂ©e Ă la mer et noyĂ©e. De cette histoire, Tavernier, un siĂšcle plus tard, rapporte quâelle court encore dans Constantinople et lui a Ă©tĂ© contĂ©e plus dâune fois60. Lâaffaire eut donc un grand retentissement, ce qui paraĂźt sans doute moins liĂ© au phĂ©nomĂšne du travestissement en lui-mĂȘme quâĂ lâampleur de la transgression61. LâexemplaritĂ© de lâhistoire tient peut-ĂȘtre dâailleurs aussi Ă cette rĂ©sistance farouche que la jeune fille aurait opposĂ©e Ă sa sĂ©ductrice.
31 De maniĂšre plus banale, le harem est le lieu dâun soupçon identitaire permanent et de multiples ruses permettent de franchir les murs domestiques, de part et dâautre. Plus encore que les passions saphiques, on retrouve en effet constamment dans les sources lâexpression de la crainte dâune intrusion des hommes ; le soupçon serait constant que des hommes dĂ©guisĂ©s en femmes sâintroduisent dans les intĂ©rieurs domestiques. Au Grand SĂ©rail, cette surveillance serait constante, comme lâĂ©voque Tavernier :
VoilĂ de quelles prĂ©cautions on se sert pour ĂŽter aux femmes du SĂ©rail tous les moyens dâavoir la frĂ©quentation, ni mĂȘme la vue dâaucun homme ; et sâil entre quelque juive dans leur quartier pour trafiquer avec elles et leur vendre quelques bijoux, elles sont exactement visitĂ©es par les Eunuques noirs, de peur que ce ne soit quelque homme travesti en femme, ce qui lui causerait la mort sur-le-champ62 .
32 Dans les intĂ©rieurs plus modestes, cette fouille au corps des visiteuses est Ă©videmment impensable, mĂȘme si chez les notables des eunuques sont gĂ©nĂ©ralement chargĂ©s de prĂ©venir ces ruses. Mais on peut aussi acheter leur silence. Le soupçon est donc structurel, dans une certaine mesure. nul maĂźtre de maison nâest en mesure dâĂȘtre absolument sĂ»r de lâidentitĂ© de chaque « femme » du voisinage qui pĂ©nĂštre chez lui. « Lâeffraction douce », sur ce plan, est plus efficace que le passage en force quâillustre, par exemple, lâhistoire de lâamoureuse travestie.
33 Ă nouveau, le hammam, lieu enclos mais extĂ©rieur au harem, sâavĂšre plus propice aux amours illicites que les intĂ©rieurs domestiques, et lâon se souviendra de ces femmes que mentionnait le sieur du Loir, qui donnaient rendez-vous Ă leurs amants au hammam, mais les abandonnaient finalement pour une amante63. Ă la mĂȘme Ă©poque, soit au xvii e siĂšcle, deux captifs français, lâun au Maroc et lâautre dans la RĂ©gence de Tripoli, relatent une scĂšne semblable. un amant dĂ©guisĂ© en femme est introduit aux bains. Dans le premier cas, lâamant en question est lui-mĂȘme un captif chrĂ©tien et lâensemble de lâhistoire est relatĂ© sous le signe dâune certaine lĂ©gĂšretĂ© ou joie de vivre :
Comme ces dames allaient tous les Vendredys dans les Bains publics de la Ville, pour se divertir Ă rire avec les autres femmes ; et afin de le faire avec plus de plaisir, elles y menaient avec elles le Sieur de la Place dĂ©guisĂ© en fille, lequel, pendant quâelles entraient seules dans un Bain sĂ©parĂ©, restait au milieu des autres femmes, qui toutes nĂŒes se baignaient devant luy pendant quâil joĂŒait de la guitare, en attendant que ses MaĂźtresses le vinssent retrouver. Et sâil se passa quelque chose de plus particulier dans ses galanteries, je nâen ai point eu connaissance64 .
- 65 Quartier 1690. 145.
- 66 Du Loir 1654. 180.
34 Lâautre rĂ©cit, dont lâauteur est un religieux français, concerne un jeune Turc du nom dâAli introduit dans un hammam de Tripoli « sous lâhabit de femme moyennant les presens quâil faisait aux Officiers qui sont pour le service de ceux qui frĂ©quentent ces lieux, oĂč il arrive bien des avantures amoureuses⊠»65. Mieux encore, il suffirait, Ă Istanbul, quâune femme se dĂ©guise en homme, suggĂšre le sieur du Loir, pour sâaffranchir au moins un instant de la rĂ©clusion domestique66 .
35 Un pas supplĂ©mentaire peut encore ĂȘtre franchi lorsque lâeffraction masculine est provoquĂ©e par les femmes. Certaines sources dĂ©crivent une vĂ©ritable inversion de lâordre du harem. des femmes feraient enlever des hommes pour leur plaisir. Le thĂšme a Ă©tĂ© popularisĂ© par les Mille et une Nuits. mais il est aussi attestĂ© de maniĂšre plus rĂ©aliste par des tĂ©moignages de lâĂ©poque moderne. Le sieur du Loir explique ainsi cette passion sexuelle dĂ©vorante par lâoisivetĂ© des femmes turques, mais aussi par la dĂ©faillance de leurs hommes :
- 67 Du Loir 1654. 178-179. « Quand la chose est sceĂŒe, poursuit du Loir, les Turcs la punissent rigour (. )
Outre la dĂ©licatesse ordinaire de leur sexe, elles sont trĂšs mignonnes, trĂšs belles, & rarement dĂ©fectueuses dans les parties du corps, & pour vous dire en un mot, rien ne leur manque que de plus honnĂȘtes hommes. Les qualitĂ©s de lâesprit respondent Ă celles du corps, & parce quâordinairement outre lâusage de la quenoĂŒille et de lâaiguille, on ne leur apprend rien qui lâoccupe, elles ne lâappliquent quâĂ satisfaire Ă la passion, dont la nature nous donne les premiers mouvements, que lâoisivetĂ© fait naĂźtre, & que le dĂ©sir, & lâimagination nourrissent. Câest pourquoy il arrive souvent dans Constantinople que des jeunes hommes bien faits sont enlevez, lors quâon nâa pĂ» les pratiquer par quelque autre moyen. Il est neantmoins dangereux dâĂȘtre choisis pour ces bonnes fortunes. AprĂšs que ces Dames en ont usĂ© selon leurs dĂ©sirs, Paribus lasciviis ad cupidinem & fastidium. elles les font quelquefois secrĂštement mourir, craignant plutĂŽt le chastiment que lâinfamie de lâadultĂšre67 .
36 Une histoire semblable est racontée à des pÚres rédempteurs français, en mission à Tripoli de Barbarie, dans les derniÚres années du xvii e siÚcle68 .
37 De lâimage de victimes silencieuses, recluses solitaires, malheureuses et frustrĂ©es, on passe donc Ă cette image conquĂ©rante de femmes transformant le harem en un trou noir de perdition. Or ce motif de la dĂ©voration, de lâappĂ©tit sexuel perpĂ©tuellement insatisfait des femmes du harem est toujours liĂ©, au fond, Ă une dĂ©ficience des hommes. trop absents, trop peu attirĂ©s par les femmes, trop dĂ©bauchĂ©sâŠ, ils ne laisseraient Ă leurs Ă©pouses dâautres solutions, pour assouvir leurs ardeurs, que ces substituts Ă lâamour conjugal. amours saphiques, tromperies occasionnelles ou obsessions de lâadultĂšre⊠Quây a-t-il alors dâavĂ©rĂ© dans toutes ces descriptions. Comment faire la part du fantasme. Et peut-on la faire ?
- 69 On rappellera simplement que la réclusion féminine est un marqueur social fort et que les femmes co (. )
- 70 Voir par exemple Voyage dans les Ătats barbaresques⊠1785. 117.
38 Manifestement les sources islamiques sâopposent trĂšs clairement aux sources europĂ©ennes, tout particuliĂšrement sur la question des attirances amoureuses entre femmes. Dans les descriptions occidentales de ces pratiques, la rĂ©clusion fĂ©minine, lâenfermement des femmes entre elles et leur privation des hommes justifient de maniĂšre quasi mĂ©canique leur repli sur des amours fĂ©minines, mais aussi leurs stratĂ©gies de fuite, leurs ruses pour accĂ©der malgrĂ© tout Ă lâamour des hommes. Ce schĂ©ma de frustration concernerait donc lâensemble de la population fĂ©minine, lâensemble des femmes recluses, tout au moins des sociĂ©tĂ©s musulmanes69. On peut Ă bon droit supposer que certains rĂ©cits ne sont quâun assemblage de motifs stĂ©rĂ©otypĂ©s70 .
39 Les rares auteurs musulmans, Ă lâinverse, qui mentionnent ces pratiques illicites leur trouvent de tout autres causes, puisque la rĂ©clusion des femmes (jusquâau xix e siĂšcle au moins) leur paraĂźt ĂȘtre, au contraire, la condition mĂȘme de leur vertu et de lâharmonie familiale et conjugale. En aucun cas, ils ne sauraient gĂ©nĂ©raliser, de la sorte, un tel schĂ©ma de frustration. Une femme est supposĂ©e sâĂ©panouir et non pas sâĂ©tioler Ă lâombre du harem. On est ainsi portĂ© Ă soupçonner les observateurs occidentaux de ce premier Ăąge moderne dâavoir construit une vision passablement fantasmatique des harems. Il est fort vraisemblable, de fait, que le choc que suscitait pour eux le spectacle dâune homosensualitĂ© masculine pleinement lĂ©gitime, envahissant lâespace public, ait donnĂ© lieu Ă toutes sortes dâextrapolations.
- 71 Il est Ă noter que les tĂ©moignages, si nombreux, dâanciens captifs en « Barbarie » mettent bien lâa (. )
- 72 Pour en rester aux sources citĂ©es dans le prĂ©sent article, voir, pour ces mentions dâun « informate (. )
40 Ces sources europĂ©ennes ont trĂšs longtemps Ă©tĂ© analysĂ©es au premier chef comme des discours, et sous un angle fonciĂšrement littĂ©raire. Elles ont mĂȘme souvent Ă©tĂ© rĂ©cusĂ©es en bloc comme des fictions, simples reprĂ©sentations dâune altĂ©ritĂ© radicale. NĂ©anmoins, il conviendrait de les rĂ©habiliter au moins partiellement comme des tĂ©moignages, afin de mieux entendre et mieux voir ce quâelles empruntent, en rĂ©alitĂ©, Ă des informations de premiĂšre main, Ă des informateurs locaux. Si beaucoup de ces ouvrages sont de seconde main, un grand nombre dâentre eux font Ă©tat dâune information « Ă la source ». eunuques soudoyĂ©s qui font visiter un harem (cas de figure des plus frĂ©quents), descriptions des intĂ©rieurs domestiques par des captives chrĂ©tiennes, ou mĂȘme tĂ©moignages vĂ©cus dâanciens captifs employĂ©s comme domestiques, par exempleâŠ71 On constate dâailleurs que certains motifs se retrouvent dans les descriptions de lâEurope par des musulmans. la cour que les femmes plus ĂągĂ©es font aux plus jeunes, les prĂ©sents coĂ»teux quâelles leur adressentâŠ72 Une rĂ©cusation systĂ©matique de ces relations occidentales est donc impensable.
41 Qui plus est, le schĂšme de lâaltĂ©ritĂ© doit ĂȘtre fortement relativisĂ©. Câest au fond un air de familiaritĂ© qui se dĂ©gage de nombre de ces relations, en raison dâune forme dâhomothĂ©tie entre le harem et le couvent ou le monastĂšre chrĂ©tien73. La forteresse du couvent Ă©quivaut Ă celle du harem, comme le dĂ©clare, par exemple, Tavernier, Ă propos du Harem impĂ©rial :
Je fais un chapitre du quartier des Femmes pour entretenir seulement le lecteur de lâimpossibilitĂ© quâil y a de le bien connaĂźtre, & de savoir exactement ni comme il est disposĂ©, ni de quelle maniĂšre on sây gouverne. Il nây a point dans la ChrĂ©tientĂ© de MonastĂšre de filles pour rĂ©gulier & autre quâil puisse ĂȘtre, dont lâentrĂ©e soit plus Ă©troitement dĂ©fendue aux hommesâŠ74
- 75 « Je vous advoĂŒe, Ă©crit le sieur du Loir, que lâindignation que je conçois contre les Turcs pour ce (. )
- 76 On peut aussi se demander si les rĂ©sistances actuelles au voile en Europe, quoi quâon en pense sur (. )
- 77 Sur lâinsatisfaction sexuelle des femmes au harem, Walther 1993. 172 sq. Le modĂšle du bordel nâest (. )
42 On pourrait alors se demander si ce modĂšle du couvent ou du monastĂšre fĂ©minin, de maniĂšre explicite ou sous-jacente, nâexplique pas que soit si fortement sollicitĂ© le registre de lâimposture ou de la faussetĂ© dans les descriptions europĂ©ennes du harem, par parallĂšle avec lâinfidĂ©litĂ© de la foi. Le harem falsifierait en quelque sorte le modĂšle du monastĂšre. Les attirances des femmes entre elles sont qualifiĂ©es de fausses amours, mais les hommes eux-mĂȘmes, leurs Ă©poux, rĂ©gnant sur le harem, sont prĂ©sentĂ©s comme dĂ©ficients, parce quâattirĂ©s par dâautres hommes ou encore « peu honnĂȘtes »âŠ75 Et le motif si rĂ©current de lâadultĂšre signifie bien que câest en dehors de lâenclos domestique quâelles doivent rechercher de « vrais » hommes. Lâassimilation des femmes des harems aux Ă©pouses ou fiancĂ©es du Christ, cloĂźtrĂ©es dans les couvents, placerait, au fond, leurs Ă©poux dans une situation dâ« imposture » absolue aux yeux de ces observateurs, « Ă©poux de nonnes » en quelque sorte76. Le harem figurerait un dĂ©voiement Ă©rotisĂ© du modĂšle du couvent, son dĂ©tournement, mais sous la domination de mĂąles littĂ©ralement impropres Ă assumer leur tĂąche, ce qui expliquerait le motif de lâinsatisfaction sexuelle permanente, structurelle, des femmes qui le peuplent77 .
43 Ainsi peut-on mettre en Ă©vidence un certain ancrage de lâanalyse des voyageurs europĂ©ens dans un discours et une pratique indigĂšnes, et donc une interaction constante des acteurs, en mĂȘme temps que la dissociation fonciĂšre de deux visions. de la culture malgrĂ© tout, pourrait-on dire. Or, le point dâachoppement de cette diffĂ©rence, entre une conception interne, islamique, du harem, et une lecture externe, europĂ©enne, rĂ©side bien dans la question de la clĂŽture, bĂ©nĂ©fique pour les uns, radicalement nĂ©faste ou, surtout, impropre pour les autres. Câest sur la base de cette distorsion de fond, en dĂ©pit de tous les phĂ©nomĂšnes dâinteraction ou de fusion, et en raison mĂȘme de ces phĂ©nomĂšnes, que lâon peut supposer que le silence croissant des sources islamiques sur le harem, Ă lâĂ©poque moderne, et leur pudeur de plus en plus manifeste sur le sujet de la sexualitĂ© fĂ©minine rĂ©sultent aussi dâune intĂ©riorisation du regard si stigmatisant des EuropĂ©ens sur la condition des femmes en Islam. Un mur de silence sâĂ©lĂšve. Ă cet Ă©gard aussi, par ce retranchement historiographique, le harem se constituera de plus en plus, entre le xvi e et le xix e siĂšcle, comme un lieu clos.
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1 Cf. Bouhdiba 1975 ; Malti-Douglas 1991 et 1995.
2 Voir Ă cet Ă©gard lâexcellente introduction de Zeâevi 2006.
3 Cf. Bouhdiba 1975 ; Malti-Douglas 1991 et 1995.
4 On mentionnera ici au premier chef Rowson et Wright 1997 ; Rowson 1991a ; ainsi que des parutions récentes qui renouvellent totalement les approches. Najmabadi 2005 ; Andrews et KalpaklŠ 2005 ; El-Rouayheb 2005.
5 Voir aussi Chebel (1988) 1995.
6 Il faut souligner le caractĂšre tout relatif de cette abondance.
7 Le regain documentaire, sur la question des femmes, date trÚs clairement de la seconde moitié du xix e siÚcle et du début du xx e siÚcle et il accompagne la problématique de la réforme ou de la modernisation politiques.
8 Cf. Matar 1999. chap 4.
9 Cf. Andrews et KalpaklŠ 2005. 172 sq. ; Traub 1992.
10 Sur ces lacunes documentaires et sur les difficultĂ©s dâun « coming out » historiographique, voir notamment Najmabadi 2005 ; sur les premiĂšres, voir aussi Andrews et KalpaklŠ 2005. 172 sq.
11 Voir Coran, IV, 15.
12 Sur les sources juridiques, voir Juynboll 1997. 588-589 ; Adang 2003. 5-31. Je nâai pu prendre connaissance de la thĂšse de Leemans 1995. Voir Ă©galement ces articles prenant en compte divers types de sources. Stephen Murray, « Woman-Woman Love in Islamic Societies », chap. 5 de Murray et Roscoe 1997. 197-204 ; Malti-Douglas 2001 ; Amer 2001 ; Samar 2007.
13 Voir notamment Adang 2003. 10.
14 Cf. Tabari 2003. 586, 590.
15 Sur lâinsatisfaction sexuelle des femmes au harem, Walther 1993. 172 sq.
16 La traduction française est trÚs insatisfaisante dÚs lors que « tribade » y est traduit par « masseuse ». Cf. al-Tifùchi 1981. Sur cet ouvrage, Malti-Douglas 2001 et Amer 2001.
17 Al-TifĂąchi 1981. 265 sq.
18 Al-TifĂąchi 1981. 270-271.
20 Il nâest pas exclu que ce corpus sâenrichisse.
21 Musallam 1983. 154.
22 Musallam 1983. 264-265.
23 Walther 1993. 118. La rĂ©fĂ©rence est al-Samawâal b. Yahia b. âAbbĂąs 1976.
24 Voir les Ă©tudes mentionnĂ©es supra note 4 ainsi que Zeâevi 2006.
25 Le principe Ă©tant Ă©videmment quâil y a des actes homosexuels, entre hommes, mais pas des identitĂ©s homosexuelles.
26 Cf. El-Rouayheb 2005 ; Zeâevi 2006.
27 Sur un autre mode, les Mille et une Nuits offrent divers exemples de fascination lĂ©gitime dâune femme pour la beautĂ© dâune de ses semblables.
28 Cf. Rowson et Wright 1997.
29 Chenoufi 1965-1966. 268. Je remercie F. Lagrange pour cette référence.
30 Ce qui nâest pas le cas des hommes Ă lâexception dans une certaine mesure de lâ» effĂ©minĂ© », mukhannith. Voir Rowson 1991b.
31 LĂ©on lâAfricain 1956. I, 222. Voir Davis 2006.
32 LĂ©on lâAfricain 1956. I, 217-218.
33 Voir Ă cet Ă©gard Davis 2006.
34 Cf. Zhiri 1991 et 1995.
35 Il nây a pas lieu de commenter ici la maniĂšre dont LĂ©on lâAfricain paraĂźt « normaliser » la sociĂ©tĂ© fassie en Ă©ludant la question de la polygynie, Ă©vitant de « barbariser » son milieu dâorigine.
36 Les femmes grecques, sous domination ottomane ou non, sont trĂšs souvent dĂ©crites aussi comme recluses par ces mĂȘmes voyageurs.
38 Je ne mâintĂ©resse pas tant ici Ă lâeffectivitĂ© de la clĂŽture des harems (ce qui serait en soi le sujet dâune longue enquĂȘte) quâĂ son principe et ses reprĂ©sentations.
39 Nicolay 1576. 110.
40 Nicolay 1576. 110.
41 Nicolay 1576. 111.
42 Encore que lâaltĂ©ritĂ© de la GrĂšce antique soit aussi Ă interroger dans ce contexte historique. le lien de filiation que reconnaĂźt lâEurope Ă lâĂ©gard de cette histoire nâest sans doute pas si immĂ©diat, mĂȘme dans ce cadre, au milieu du xvi e siĂšcle.
43 Nicolay 1576. 111.
44 Du Loir 1654. 182-183.
45 Savary de BrĂšves 1628. 373. Voir Ă©galement, sur les « fricatrices dâAlger », Turbet-Delof 1968. 122.
46 Grosrichard 1979. Le terme sihùk recouvre aussi le sens de masturbation, éventuellement réciproque.
48 Tavernier 1675. 253-254.
49 Tavernier 1675. 254.
50 Dans sa modalitĂ© palatine, princiĂšre, comme dans ses acceptions les plus modestes dâailleurs.
51 Bobovius 1999. 88.
52 Rycaut 1670. 34. Rycaut avait notamment utilisé et compilé la relation de Bobovius.
53 Les lacunes documentaires risquent dâĂȘtre sur ce plan insurmontables.
54 Cf. Najmabadi 2005.
57 Fernamel 1670. 80.
58 Andrews et KalpaklŠ 2005.
59 Busbecq 1748. 58-59.
60 Tavernier 1675. 254.
61 Il nâĂ©tait pas rare que les femmes soient vĂȘtues en hommes, pour voyager par exemple, et les cas de femmes-guerriĂšres ou chefs de tribus vĂȘtues en hommes se rencontrent Ă©galement, sans que cette transgression dĂ©note une quelconque caractĂ©risation homosexuelle dans le monde musulman. Cf. Femmes travesties. Un « mauvais » genre 1999.
62 Tavernier 1675. 245.
63 Du Loir 1654. 182-183.
64 MoĂŒette 1683. 281.
65 Quartier 1690. 145.
66 Du Loir 1654. 180.
67 Du Loir 1654. 178-179. « Quand la chose est sceĂŒe, poursuit du Loir, les Turcs la punissent rigoureusement, la Justice remet la vie des femmes qui en sont coupables Ă la discrĂ©tion du mary, & quand il a la bontĂ© de luy pardonner, il est ordonnĂ© quâelle Ă©pousera son galand qui de sa part est contraint de lâaccepter, & pour ce sujet de se faire Turc sâil est ChrĂ©tien ou de mourir ». Sur la question du chĂątiment de lâadultĂšre au sein des harems, Leslie Peirce entreprend actuellement une Ă©tude des Ă©volutions de la lĂ©gislation ottomane.
68 De la Motte 1703. 63-64.
69 On rappellera simplement que la rĂ©clusion fĂ©minine est un marqueur social fort et que les femmes contraintes de travailler, mĂȘme les domestiques, Ă©chappent au moins partiellement Ă cette rĂšgle dâinvisibilitĂ© dans lâespace public.
70 Voir par exemple Voyage dans les Ătats barbaresques⊠1785. 117.
71 Il est Ă noter que les tĂ©moignages, si nombreux, dâanciens captifs en « Barbarie » mettent bien lâaccent sur le dĂ©sir dâaventures amoureuses des femmes et sur leurs stratĂ©gies de sĂ©duction mais ne mentionnent pas dâamours saphiques. Ce qui est portĂ© au premier plan est la condition si dĂ©licate de ces hommes chrĂ©tiens assignĂ©s Ă un univers fĂ©minin.
72 Pour en rester aux sources citĂ©es dans le prĂ©sent article, voir, pour ces mentions dâun « informateur » ethnographique pris parmi les eunuques, Nicolay 1576. 100 ; du Loir 1654. Voir Flachat 1766.
74 Tavernier 1675. 244.
75 « Je vous advoĂŒe, Ă©crit le sieur du Loir, que lâindignation que je conçois contre les Turcs pour ce sujet est extraordinaire, mais que ferions nous, pour vanger ce beau sexe, si ce nâest par un traitement tout contraire Ă celuy de leurs maris, de tascher Ă leur faire reconnaistre que nous sommes plus dignes dâelles quâeux » ; du Loir 1654. 178.
76 On peut aussi se demander si les rĂ©sistances actuelles au voile en Europe, quoi quâon en pense sur le fond, ne relĂšvent pas, dans une certaine mesure, de son assimilation inconsciente au voile des religieuses. Je me permets de renvoyer ici Ă Dakhlia 2005.
77 Sur lâinsatisfaction sexuelle des femmes au harem, Walther 1993. 172 sq. Le modĂšle du bordel nâest pas associĂ© Ă celui du harem, sans doute parce que la prostitution ne se pratique guĂšre en lieux clos Ă lâĂ©poque moderne dans le monde musulman. Le bordel, la maison close ne sây dĂ©veloppe quâau xix e siĂšcle. Voir Zeâevi 2006.
Pour citer cet article
Référence électronique
Jocelyne DAKHLIA. « Harem. ce que les femmes, recluses, font entre elles », Clio. Femmes, Genre, Histoire [En ligne], 26 | 2007, mis en ligne le 01 janvier 2010, consulté le 18 juillet 2017. URL. http://clio.revues.org/5623 ; DOI. 10.4000/clio.5623
Jocelyne DAKHLIA, directrice dâĂ©tudes Ă lâEHESS, est historienne du Maghreb et de lâIslam mĂ©diterranĂ©enn. Elle a rĂ©cemment publiĂ© Lâempire des passions. lâarbitraire politique en Islam (Aubier, Paris, 2005) et IslamicitĂ©s (Paris, Presses universitaires de France, 2005) et sâapprĂȘte Ă publier un ouvrage sur la langue franque mĂ©diterranĂ©enne (Fayard). Elle poursuit une recherche sur « Le Harem sultanien et la question du despotisme au Maroc (XVII e et XVIII e siĂšcle) ».
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Paru dans Clio. Histoireâ femmes et sociĂ©tĂ©s. 9 | 1999
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